Le sens de l’enseignement spirituel
Le Tantra, comme nombre de traditions spirituelles non-dualistes, nous invite à reconnaître et à faire l’expérience de l’Absolu au sein même du monde conditionné : à chercher le germe d’éternité dans le fruit éphémère, la joie au temps de l’affliction, l’amour lorsque règne la peur, la paix dans les affres de la guerre… reconnaître la non-dualité au cœur même de l’expérience duelle.
Si la visée des savoirs de types scientifiques, psychologiques, artistiques, culturels, médicaux… porte sur des objets, des formes contingentes – que celles-ci soient des techniques, des concepts ou des modes relationnels – et ambitionnent de communiquer aux intéressés des outils permettant le développement et l’épanouissement de la personne, l’enseignement spirituel, pour sa part, se propose de dépasser ces identifications pour reconnaître pas à pas ce qui est réel et ce qui est illusion, pour progresser de plus en plus vers la perception vivante de cette réalité ultime qui constitue l’arrière-plan de toute expérience consciente. Si la transmission de savoirs objectifs visent, et c’est respectable, à trouver des réponses à nos questionnements et difficultés physiques, affectives, mentales, l’enseignement spirituel, même s’il peut dans un premier temps paraître semblable à celui-ci dans ses formes, amène progressivement et invariablement ses récipiendaires à mettre en cause l’existence même de la question ou du problème.
L’enseignement spirituel ne vise pas à donner une description de ce que serait cet Absolu ou ses caractéristiques, de manière magistrale et péremptoire. La description de cet espace est inaccessible à toute réduction formelle. L’enseignement vise à mettre en évidence, depuis le cœur même de cette expérience de contingence et d’obscurité, les nuées qui font ombrage, ici et maintenant, à l’avènement de la lumière du Royaume. Quelle que soit sa forme, la parole spirituelle est donc avant tout un discours performatif, un verbe agissant au fur et à mesure où il est énoncé, une parole qui porte en elle une puissance immanente de transformation et de révélation, dans son essence même, indépendamment de son contenu.
S’il y a une part d’enseignement qui se fonde sur des matériaux conceptuels, ceux-ci ont vocation non pas à nourrir l’attachement à une conception abstraite et intellectuelle du monde, mais à dénouer très concrètement des obstacles mentaux existants, des croyances inadéquates, des interprétations erronées. L’enseignement a vocation non pas à dénigrer le monde temporel, mais à utiliser sa densité même pour pointer vers la reconnaissance de l’ultime, qu’il s’incarne en mots, en techniques, en images, en sons…
L’enseignement sera d’autant plus efficient qu’il sera direct et simple, si cela est recevable par l’environnement, car la réalité ultime est également celle dont l’essence est la plus simple, la plus évidente, la plus naturelle – les formes complexes étant l’apanage des développements complexes de la matière dense. C’est la raison pour laquelle, lorsque l’aspirant est prêt à l’écouter et ne demande plus à être nourri des distractions addictives de la vie profane, des quêtes incessantes d’intensité et d’excitation qui ajournent sans cesse la rencontre avec le Soi, l’enseignement spirituel se résout en pur silence.
L’enseignement ne se transmet pas par le biais d’une personne ou d’un groupe, c’est la réalité ultime même qui pointe vers elle-même. Si quelqu’un à un moment donné s’identifie à ce qui n’est qu’une fonction temporelle, il manque cet absolu, qui est par essence le lieu du vide de forme. C’est le paradoxe de l’éveil : à l’instant ultime, la présence devient absence, et l’absence devient présence. Le Bouddha le traduisait en ces termes : « La forme est vide, et le vide est forme. »
Il arrive un moment dans ce cheminement où il est reconnu qu’il n’existe aucun enseignant particulier, il y a simplement depuis la perspective relative, à l’avant-plan du monde des formes, un théâtre d’ombres et de lumières sur la scène duquel une multitude de pantins en interdépendance jouent le jeu imposé par leur rôle dans la grande pièce de la vie. Mais depuis la perspective éternelle, chaque partie, même la plus infime joue sa partition parfaitement agencée à la totalité, enseigne dans la plus parfaite harmonie au cosmos tout entier, dans un jeu de relations atemporels, à la fois totalement libre et historiquement conditionné, exactement ce que chaque atome de matière, chaque structure et organisme a besoin de recevoir du Tout. Chacun, en tant que contraction singulière et holographique de la conscience indivisée est l’enseignant de son propre monde, de son univers subjectif. Tout comme chacun d’entre nous la nuit venue, devient le héros de ses pérégrinations oniriques, nous sommes tous en cet instant le messie descendu sur la Terre accomplissant parfaitement et depuis le premier jour de notre naissance l’œuvre d’amour et de rédemption du cosmos. Mais nous jouons à ignorer cette vérité tant que cette ignorance est nécessaire à l’accomplissement même de cette mission.
Quelle est alors la raison d’être de l’enseignement si tout est parfait partout et à chaque instant ?
Le sens de l’enseignement est souvent mal compris lorsqu’il est considéré dans une acception utilitariste comme une opportunité de développer un pouvoir de changer quelque chose à ce qui est, qu’il s’agisse du personnage de l’avant-plan (l’ego auquel la conscience locale est prioritairement identifiée) ou du monde dit extérieur (ce à quoi la conscience locale n’est prioritairement pas identifiée). Le sens de la transmission spirituelle réside au contraire dans sa totale absence de prétention à vouloir changer quoi que ce soit à la réalité. Au contraire, la parole spirituelle authentique agit comme un diluant qui viendrait progressivement effacer les ombres qui brident notre capacité à reconnaître la perfection de l’existence, la « mienne » et celle du « monde conjoint », ici et maintenant. Ne rien changer à l’objet que je contemple, mais élargir le regard du sujet jusqu’à ce que celui-ci en vienne à déborder le monde. L’instant où je ne suis plus « Ni ceci, ni cela » (« Neti neti » en sanskrit dans la tradition vedantique) est celui de la reconnaissance de la pure contemplation de tout ce qui est. Les jugements et pensées dualisantes ne viennent plus teinter l’expérience en plaisir/souffrance, en bien/mal mais réintègrent leur statut d’objet, dans un océan immaculé de lumière et d’amour – l’océan de lait originel de la tradition tantrique.
Nous n’évoquons pas ici une perfection abstraite ou intellectuelle, nous faisons référence à l’expérience sensiblement ressentie de cette perfection dans toutes les parties et à tous les niveaux du corps, une jouissance tranquille et continue qui chante éternellement au cœur de chaque cellule, à chaque seconde, à chaque cycle d’inspire et d’expire. Il serait vain de prétendre à la perfection du monde d’un point de vue simplement mental et théorique, si cela n’est pas reconnu, vécu comme une expérience complète à tous les niveaux de l’existence : au niveau de la compréhension mentale, au niveau du vécu affectif, au niveau de l’expérience sensorielle. Il ne s’agit pas de proclamer la perfection des choses, mais de dessiller le regard, de diriger l’attention sur le voile qui s’interpose entre celui-ci et la réalité de l’expérience, préalablement à tout commentaire, jugement et évaluation.
Puisque nous sommes tout un chacun pour le cosmos subjectif que nous éprouvons l’enseignant du monde, comment alors, depuis ce point dans le flux du temps historique, pouvons-nous témoigner de la réalité divine sous-jacente ? Chaque tradition propose ses métaphores, histoires, techniques, images spécifiques… Celle dans laquelle nous nous inscrivons à travers le Nava-Tantra tend à mettre l’accent sur la dimension intégrative de l’expérience, c’est à dire à accueillir en son sein toutes les perspectives conceptuelles, affectives et somatiques pour en célébrer la divine saveur. Tout comme les abeilles ne butinent pas les fleurs pour elle-même, nous vivons du nectar de l’expérience, et notre nature réside exactement en ce nectar qui échappe à toute saisie ou réduction formelle. De l’endroit où je suis dans ma vie, comment puis je en tant que personne, en tant que perspective singulière de l’Absolu sur Lui-même témoigner, pointer vers la réalité ultime de Dieu ?
Et c’est là que réside le paradoxe : nous concevons par exemple les saints comme des êtres qui devraient être parfaits, réalisés, insensibles à toutes les tentations et souffrances du monde… Mais c’est exactement l’inverse. Le saint est parfait non pas au sens où il aurait changé quoi que soit de ses prétendues imperfections ; il est parfait dans la mesure où il ne voit plus ses conditionnements et limites comme imperfections : ses conditionnements et limitations sont reconnues comme étant la richesse et la teneur même de sa mission d’enseignement.
La vérité même de ma mission de vie est dans ce que je tiens en cet instant comme mon imperfection, ma contingence, ma médiocrité. Car c’est exactement le lieu où je suis confronté à des nuées que je n’ai pas encore reconnues comme telles et dont je ne décèle la présence que par l’ombre portée qu’elle projette sur le monde subjectif que je perçois. Ma mission est précisément et simplement de mettre en conscience les voiles qui obscurcissent ici et maintenant ma reconnaissance du Royaume. Et ce faisant, je deviens le Sauveur de ce monde.
Voici alors la question que tout à chacun peut se poser : « Quelles sont mes difficultés propres ici et maintenant, les voiles d’ignorance qui me font considérer qu’il y aurait quelque chose à changer dans ce qui se présente dans mon expérience présente ? » Nous pourrions citer quelques-unes de ces ombres parmi les plus communément partagées : « j’ai besoin d’être aimé, reconnu », « je n’ai pas le droit d’avoir des besoins », « je dois être fort, je n’ai pas le droit d’être faible », « je n’ai pas de valeur, je ne suis pas digne, je n’ai pas le droit d’exister », « je ne mérite pas », etc. Toutes ces figures qui conditionnement la joie d’être en vie à la satisfaction d’un besoin spécifique, à la confirmation d’une histoire, d’une mémoire ancienne, tissent des voiles d’ignorance qui relèvent d’une identification inadéquate à la forme, c’est-à-dire à une partie de l’expérience de l’ici et maintenant – partie qui va pourtant à un moment ou un autre, que cela prenne quelques secondes ou mille ans, se dissiper comme elle est apparue, tel un mirage.
Nous sommes en quelque sorte chacun un visage de dieu, un ange particulier venu prendre soin d’une partie du Royaume. L’âme est la partie de Dieu en charge de prendre soin de ce corps particulier, de le protéger, de le servir au mieux, c’est-à-dire parfaitement, puisque nos moyens sont exactement à la mesure de notre mission. Nous ne sommes pas ce corps, nous sommes la partie de l’Esprit Un qui a la mission de l’aimer et d’en prendre soin. Mais lorsque cette partie de Dieu oublie ce qu’elle est et commence à s’identifier au corps organique, elle commence à se sentir enfermée, limitée , elle ressent le manque, la peur de mourir ou de tomber malade, le dégout des chairs et des organes, etc. Et au lieu de l’aimer et d’en prendre soin, nous commençons à juger, à violenter voire à martyriser ce dont nous étions venus prendre soin. Ce que j’appelle mon corps n’est pas dissocié de mon environnement, c’est une sous-partie de la totalité en interdépendance énergétique avec les autres sous-parties à tous les niveaux. Nous sommes éminemment dépendant de notre environnement, et celui-ci est également un reflet de ce que nous sommes intérieurement. Si je vis dans un monde de conflits et d’émotions intenses et que j’en souffre, cela parle de mes propres conflits et inflammations intérieures. A contrario si je fais l’expérience subjective d’un monde de paix – et cela n’a rien à voir avec la paix objective : Etty Hillesum, Jacques Lusseyran, ou Viktor Frankl, pour ne citer qu’eux, on fait l’expérience de la paix intérieure au cœur même des camps de concentration.
L’enseignement peut se traduire à différents niveaux de densité et d’identification, cela ne l’empêche pas de provenir toujours de la Source unique. Un enseignement non-dualiste du bouddhisme Chan pourra par exemple paraître plus concret, plus pragmatique et terrien, que celui dispensé par un jnani de la tradition vedantique, qui lui sera de nature plus abstraite et conceptuelle, mais également plus efficace pour ceux auxquels il conviendra. Chaque aspirant possède ses besoins et talents propres, c’est la raison pour laquelle certains peuvent passer leur vie avec un seul maître tandis que d’autres auront besoin de combiner différents enseignements. D’autres encore se laisseront simplement enseigner par la vie, sans que celle-ci n’ait besoin de prendre la forme d’un maître humain. L’enseignement est toujours accessible du moment que je me cultive la pleine conscience de l’expérience, que je demeure dans le silence, et que je ne cède pas à la tentation de me laisser aspirer par les vortex du monde des phénomènes.
Les groupes de travail, les temps de stages, de séminaires et de retraite constituent des espaces privilégiés pour cultiver cette présence continue au silence qui résonne à l’arrière-plan de la symphonie dualiste. La dimension collective de ces temps de partage et d’exploration renforce la protection contre les influences extérieures perturbatrices d’une société dont les pathologies apparentes ne sont que les reflets inversés de nos propres zones d’obscurité. Le tantra nous invite à faire l’expérience de la reconnaissance, dans le libre jeu de la vie telle qu’elle se présente, sans dogme ou règle a priori. Ces groupes sont donc aussi l’occasion d’éprouver et de mettre en pratique ces enseignements dans un contexte de liberté psychologique et corporelle qui est en général fortement méjugé dans la société contemporaine. C’est une voie qui ne convient pas à tout le monde, qui demande certaines capacités, comme chacune des autres voies possibles, qu’elles prennent pour lieu d’exploration le monde dans sa sauvage diversité, la sécurité de la retraite monastique, ou la sobre aridité d’une anachorèse.
YMLH