Spandakarika : le Chant du Frémissement
L’école shivaïte cachemirienne du Spanda ou de la vibration a pour fondateur Vasugupta qui vivait dans la première moitié du IXème siècle. Le Spandakarika, ou Chant du Frémissement, est l’un des textes essentiels du shivaïsme tantrique du Cachemire, révélé directement en rêve à Vasugupta par Shiva. Ce chant expose l’essence des Tantra en 52 stances. Ksemarâja, un maître important de la tradition souligne que ce chant du frémissement est l’exposé du Mahâmudra, souvent traduit par « le Grand Sceau » et par les Cachemiriens par « le Grand Mouvement Cosmique ». Abhinavagupta, philosophe et maître tantrique du XIème siècle, lui rend hommage dans le Tantraloka.
Ce yoga semble avoir été la forme qui a précédé le hatha yoga. Sa simplicité même en fait sa difficulté. Les maîtres les plus anciens de la tradition étaient arrivés à la conclusion que tout était mouvement dans l’univers. Ils voyaient toute chose, matière comprise, comme conscience et ont inventé un yoga à la mesure de cette réalisation.
“Les Sivasutra appartiennent à l’école du Spanda, fondée par Vasugupta; ils en constituent la pierre angulaire. L’originalité de cette école tient au spanda; Vasugupta fut en effet le premier à nommer spanda la libre puissance qui éclaire, donne vie et mouvement à tout ce qui existe. Le spandatattva, Réalité ultime en tant que vibration est la Conscience universelle : une Conscience à la fois en acte et en repos, un repos que jamais elle ne quitte, un acte qui jamais ne défaille et qui, en outre, s’épanouit. […]” (In Liliane Silburn dans : Sivasutra et Vimarsini de Ksemaraja)
1. Nous offrons nos louanges à ce Seigneur, source du glorieux déploiement de la Roue des énergies, à Lui qui en ouvrant et en fermant les yeux fait disparaître et apparaître l’univers.
2. À ce en quoi demeure tout ce créé, à ce d’où il émerge, à cela aucun obstacle nulle part, puisque, en raison de son essence, rien ne peut le voiler.
3. Bien que ce (spanda) se répande en états distincts de veille, de sommeil et autres, qui sont en réalité non distincts de lui, il ne déserte jamais sa propre nature de sujet qui perçoit.
4. Il est évident que les formes de conscience «je suis heureux, je suis malheureux, je suis attaché» ont leur tourbillonnante existence autre part, là où est ourdie la trame qui relie les états de bonheur et autres.
5. Là où il n’y a ni douleur, ni plaisir, ni chose perceptible, ni agent percevant, ni insensibilité non plus, la réside ce qui existe au sens suprême.
6-7. La Réalité à partir de laquelle il y a déploiement, maintien et résorption de l’ensemble des organes associés à la Roue intériorisée des énergies —ensemble qui, inconscient, se comporte comme s’il était conscient par soi-même— une telle Réalité doit être scrutée avec zèle et respect, elle dont l’autonomie est innée et universellement répandue.
8. Ce n’est certes pas à l’incitation de l’aiguillon de son propre désir que l’homme agit, c’est uniquement grâce à son contact avec la puissance du Soi qu’il s’identifie à Lui.
9. Dès que s’apaise l’agitation de celui qui, rendu impuissant par l’impureté qui lui est propre, aspire à des tâches, alors l’état suprême se révèle.
10. Se révèle à lui, en effet, sa nature sans artifice que caractérisent l’omniscience et l’omnipotence; par là et il connaît et il fait tout ce qu’il désire.
11. D’où le misérable flux proviendrait-il pour qui demeure comme frappé d’émerveillement lorsqu’il contemple sa propre nature de sustentateur actif ?
12. Le non-être n’est pas l’objet d’expérience mystique mais en cet état il n’y a pas non plus insensibilité étant donné qu’on y réfère par la suite avec la certitude que «ceci a existé».
13. C’est pourquoi celui-ci connu comme fictif est toujours comparable à l’état de sommeil profond. Mais il n’en est pas de même de la Réalité qui, elle, ne peut être objet de souvenir.
14. Par les expressions agent et action, on désigne ici deux états de ce spanda. L’action est périssable, mais l’agent est impérissable.
15. Seul l’effort qui se dirige vers l’acte à accomplir est ici anéanti. Cet effort étant anéanti, le non-éveillé s’imagine qu’il est, lui aussi, anéanti.
16. Quant à la modalité intériorisée, habitacle des qualités d’omniscience, etc… elle ne peut jamais être anéantie sous le prétexte qu’il n’y a pas de perception de «l’autre».
17. Le parfaitement éveillé a la perception ininterrompue de cette vibrante Réalité toujours dans les trois états, tandis que l’autre ne l’a qu’au commencement et à la fin de ces états.
18. L’Omnipénétrant, indissolublement uni à sa suprême énergie, resplendit dans les deux états (rêve et veille) sous les aspects de connaissance et de connaissable. Autre part, il est la conscience même.
19. Les émanations des vibrations particulières, à commencer par les qualités, qui recouvrent leur essence grâce à la vibration générique qu’elles prennent pour support, cessent à jamais de détourner du chemin celui qui sait.
20. Mais ces émanations particulières, toujours empressées à dissimuler leur propre assise, précipitent ceux dont l’intelligence est mal éveillée dans l’effroyable tourbillon de la transmigration auquel il est si difficile d’échapper.
21. En conséquence, celui qui est toujours ardent à discerner la Réalité vibrante accède sans délai à la nature innée, même s’il se trouve à l’état de veille.
22. Au comble de la furie, ou transporté de joie, ou épouvanté et ne sachant plus que faire, ou encore courant à perdre haleine pour sauver sa vie, un yogin atteint le domaine où le spanda est bien établi.
23. Ayant fermement pris pour appui ce spanda, on s’y établit, résolu à faire nécessairement tout ce qu’il dictera.
24. Y prenant repos, le souffle inspiré et le souffle expiré ayant quitté le domaine de l’œuf de Brahma (le monde) s’absorbent dans la voie médiane selon un cheminement ascendant.
25. Alors en ce grand éther où lune et soleil se dissolvent, le yogin à l’esprit confus tombe dans une sorte de sommeil sans rêve tandis que l’éveillé n’ a plus aucun voile.
26. Quand ils se sont emparés de cette puissance, les mantra, pourvus de la puissance de l’Omniscient, remplissent leurs fonctions comme le font les organes sensoriels des êtres doués de corps.
27. Et là même, immaculés, quiescients, ils s’engloutissent, unis à la pensée de l’adorateur; ils sont alors de la nature de Shiva.
28-29. Puisque l’individu est identique à tout car il est la source de toutes les choses et en a conscience du fait qu’il reconnaît cette identité (28), il n’y a donc, quant à parole, sens, pensée, point d’état qui ne soit Shiva; c’est le Sujet qui jouit et lui seul qui toujours et partout se tient sous l’aspect de ce dont il jouit.
30. Ou aussi celui qui détient cette Connaissance (que tout est Shiva) et qui, constamment vigilant, perçoit l’univers entier comme un jeu, est un délivré vivant, aucun doute à cela.
31. Ceci même est l’apparition de ce qui est contemplé dans le cœur de qui contemple; pour le fidèle au désir ardent, la mise à l’unisson est identification à ce qui est contemplé.
32. Ceci même est l’acquisition de l’ambroisie, ceci même est la saisie du Soi suprême, ceci même est l’initiation au nirvâna qui confère la réelle nature de Shiva.
33. De même que pendant l’état de veille, en faisant surgir soleil et lune, Shiva qui soutient l’univers, ardemment sollicité, accorde la satisfaction des désirs enracinés dans leur cœur aux êtres pourvus d’un corps.
34. De même durant le rêve, en se tenant à la jonction, le Seigneur révèle sans aucun doute, toujours plus clairement, les choses auxquelles aspire celui dont jamais ne cesse l’attitude d’amour.
35. Sinon, la libre émanation, selon sa nature, continuera au cours des deux états de veille et de rêve à se jouer perpétuellement du yogin comme de l’homme ordinaire.
36. En vérité tout comme un objet qui n’est pas distinctement perçu en dépit de l’attention que la pensée lui prête, devient de plus en plus distinct quand on l’examine avec l’effort exercé par sa propre puissance,
37. De même du point de vue suprême, quels que soient la forme, le lieu ou l’état, la chose se présente sans délai de cette manière au yogin qui s’empare de cette puissance du spanda.
38. Dès qu’on s’est emparé de cette puissance, on accomplit ses tâches même épuisé et, bien que très affamé, on apaise également sa faim.
39. Si, dans le corps qui prend pour appui cette vibrante Réalité, apparaissent l’omniscience et d’autres pouvoirs, de même, en prenant pour soutien son propre Soi, c’est partout que l’on deviendra tel (omniscient).
40. L’indolence, la ravisseuse, sévit dans le corps; sa propagation est due à l’ignorance. Si celle-ci est «ravie» sous l’effet de l’Éveil, comment cette indolence subsisterait-elle alors, quand sa cause n’est plus?
41. Chez celui qui s’adonne à une seule pensée, ce dont surgit «l’autre», voici ce qui doit être reconnu comme Éveil cosmique. Mais qu’on l’éprouve par soi-même.
42. De là procèdent immédiatement et lumière, et son, et forme, et goût surnaturels, causant de l’agitation chez l’être lié au corps.
43. Celui qui demeure immobile, diffusant la Conscience en toute chose comme au moment où l’on a le désir de voir, alors… mais à quoi bon en dire davantage, il l’éprouvera par lui-même.
44. Qu’il demeure toujours bien éveillé tout en percevant le domaine sensoriel à l’aide de la connaissance, qu’il érige toute chose en un seul lieu, et plus rien ne le tourmentera.
45. En dépit de sa véritable nature, sa gloire lui étant ravie par son activité limitée, et lui-même étant réduit à l’état d’objet dont jouit l’ensemble des énergies issues de la multitude des sons, on le nomme être asservi.
46. L’irruption des réactions, c’est pour lui la perte de la saveur de la suprême ambroisie; en conséquence, il est réduit à l’état de dépendance et cette irruption a pour domaine les éléments subtils.
47. Et pour lui ces énergies sont toujours empressées à voiler son essence car les réactions ne surgiraient pas si elles n’étaient pas intimement liées aux mots.
48. Cette énergie de Shiva qui a l’activité pour forme engendre la servitude quand elle réside dans l’être asservi, mais, reconnue comme la voie donnant accès au Soi, c’est elle qui confère la perfection libératrice.
49. Entravé par l’octuple forteresse issue des éléments subtils et pourvue de pensée, d’agent d’individuation, d’intelligence discriminatrice, l’être dépendant est soumis à des expériences dues à des réactions qui procèdent de cette forteresse.
50. En conséquence il transmigre. Examinons donc la cause apte à éliminer pour lui ce passage d’existence en existence.
51. Mais quand il s’enracine en un seul lieu (le spanda), alors contrôlant apparition et dissolution de ce corps subtil, il accède à l’état de sujet qui expérimente et il devient le Souverain de la Roue des Énergies.
52. Je rends hommage à cette merveilleuse «parole» du maître au sens extraordinaire, barque qui fait traverser l’insondable océan du doute.
Extrait de : Spandakarika (trad. Lilian Silburn)
Bibliographie :
– Sivasutra (de Vasugupta) et Vimarsini de Ksemaraja. Traductions et notes de Lilian Silburn. Ed. De Boccard, Institut de Civilisation Indienne, (Fasc. 47), 1980-2000
– Spandakarika, Stances sur la vibration de Vasagupta et leurs gloses (Bhatta Kallata, Ksemaraja, Utpalacaria, Somanada). Traductions et notes de Lilian Silburn. Ed. De Boccard, Institut de Civilisation Indienne, (Fasc. 58), 1990-2004.