Être dans ce monde, sans être de ce monde : de la célébration du Désir dans la vision tantrique
L’Advaïta Vedanta est la plus élitiste des écoles indiennes de la Non-Dualité. Cette tradition invite à demeurer en permanence concentrer sur le Soi qui fait l’expérience de l’instant. C’est un enseignement extrêmement radical qui ne traite que du plan de l’inconditionné. Nulle évocation dans les Upanishads relative aux émotions et aux problématiques de la vie quotidienne… Le maître advaïtin est celui qui brille de sa propre absence. Rien d’autre à réaliser que cette contemplation de la Source d’où toutes les formes surgissent avant d’y disparaître à nouveau. C’est également la perspective que propose l’expression la plus épurée du tantrisme non-dualiste du Cachemire, la voie de Shiva :
« Ici, nul besoin de progrès spirituel ni de contemplation, ni d’habileté de discours, ni d’enquêtes, nul besoin de méditer, ni de se concentrer, ni de s’exercer aux prières marmonnées. Quelle est, dis-moi, la Réalité ultime absolument certaine ? Écoute ceci : ne prends ni ne laisse rien et, tel que tu es, jouis heureusement de tout. »
Abhinavagupta, Huit stances sur l’Incomparable
Les rituels, méditations, prières et techniques sont inutiles pour celui qui sait naturellement s’abandonner à ce qui est, sans quitter son centre, c’est-à-dire sans s’identifier aux objets qui apparaissent et disparaissent dans le champ de conscience.
Si j’ai la capacité de rester focalisé sur le Soi, je n’ai besoin de rien d’autre que cette invitation à la contemplation de ce que Je suis.
Mais quand l’ego rencontre des difficultés, se confronte à la peur et à la souffrance, la plupart d’entre nous tend à quitter cet espace de contemplation et se perd dans l’objet. Pour ceux dont l’expérience est ainsi réactive et tendue vers l’identification, qui rencontrent des difficulté à s’abandonner, à lâcher prise, les structures ritualisées et les méditations peuvent représenter une aide notable. Ces propositions de structures visent toutes à ouvrir le champ de l’expérience, à créer une désidentification avec les formes phénoménales, qu’elles soient de nature sensitive, affective ou mentale. C’est là la vision du Tantra qui nous invite alors à la simplicité, à reconnaître que nous sommes perpétuellement dans la réaction, la prétention, le conditionnement… pas besoin de réaliser quoi que ce soit, pas de chemin d’éveil… Le monde est la célébration même de l’Absolu à travers les formes conditionnées et éphémères de la Maya.
Le Tantra est une voie plus inclusive que l’Advaita, dans la mesure où il intègre le désir et tous les niveaux de l’Être dans le devenir, au lieu de viser exclusivement la reconnaissance de ce que nous sommes ultimement. Il invite à célébrer la forme du désir quel qu’il soit, que celui-ci pointe vers l’Absolu ou vers le monde conditionné. Chaque forme qui émerge dans le flux de la conscience est manifestation de l’élan divin en sa perfection la plus pure. Tout désirer pour ne rien exclure, vivre la dualité sur le fond de la non-dualité : telle est l’invitation tantrique.
La vie est l’expression même de la Vérité d’instant en instant. Rien à ajouter, rien à retirer. Rien à faire, rien à s’empêcher de faire. Juste contempler et célébrer la participation de la partie à la totalité. Le mouvement même du désir vers un objet projeté, que celui-ci soit concret ou abstrait (le bonheur, l’amour, la liberté, la reconnaissance, le savoir, la richesse…) est la célébration même de l’objet.
Si chaque élan dans le monde des formes est une question que l’Absolu se pose à lui-même, la réponse, à jamais inconnaissable, comme le terme d’une asymptote, est paradoxalement toujours à la source de la question.
La vie est la question qui se perpétue de phénomènes en phénomènes.
Toute saisie d’une réponse est figement, ajournement de l’expérience, négation du mouvement incessant de création et de dissipation des images qui me traversent.
Chaque existence est la célébration du point aveugle autour de laquelle elle orbite : ce point focal est le germe de désir de cette existence particulière au sein de laquelle la conscience est venu se concentrer pour en vivre l’intensité, autant dans le plaisir que dans la souffrance.
Je ne cherche jamais autre chose que cet espace d’unité où je me reconnais comme la Source, mais le fil infiniment singulier suivi par chaque expression de l’esprit est l’histoire de la reconnaissance d’une qualité unique de la conscience.
Au premier abord ce qui est cherché est impersonnel, une valeur abstraite, une image comme la liberté, le bonheur, l’amour, etc. Mais au fur et à mesure où cette expression se reconnaît dans sa forme achevée, elle devient manifestation et célébration de son absence.
Je tourne mon regard vers le Soi en accueillant l’horizon tout entier de l’expérience dans mon champ perceptif, et je replonge au cœur de la forme en focalisant ma conscience dans le flux du désir personnel, prolongement dans la lumière densifiée du seul désir originel d’être. Sur le plan le plus absolu, il n’existe rien, il n’y a jamais eu de création ou de dissolution, et même le concept d’Amour ou d’Unité est erroné.
Je suis déjà ce que je désire le plus au monde, dans son expression la plus singulière. Si je cherche la beauté, la vérité, la liberté… dont je crois faire défaut, ma vie entière est célébration de la beauté, de la vérité, de la liberté de l’esprit. Si je quête la reconnaissance, ma vie entière est célébration de la valeur infinie et sans pareille de chaque unité du monde que je suis. Si je cherche la justice : ma vie est célébration de la justice, une autre dimension de la vérité. Si je cherche la violence, la guerre et la destruction, ma vie est célébration de la violence, de la guerre et de la destruction des formes, un autre visage de l’Absolu (Shiva Nataraja).
Le point de focalisation de la conscience d’où semble émaner le monde est dans l’instant l’expression exacte du désir qui jaillit de Dieu.
Il n’est aucune manifestation de la vie qui soit plus proche qu’une autre de la Vérité une et immuable : tout ce qui est est parfaitement à sa place et possède la même valeur que toute autre forme : comme dans un rêve dont je ne reconnaitrais pas la nature d’irréalité, je prêterais paradoxalement plus de valeur à certaines illusions qu’à d’autres. C’est la perspective partiale – identifiée à un acteur particulier de la scène qui se déroule ici et maintenant – qui génère secondairement une hiérarchisation des formes et des valeurs : autant de regards et de jugements différents que de points de vue et de personnes.
Lorsque ceci est enfin reconnu, nous prenons conscience que nous n’avons jamais été le chercheur, nous sommes ce qui était cherché. Ma recherche d’un objet est célébration de cet objet, que la personne obtienne ou non satisfaction.
Il n’y a pas de leçons individuelles, rien à chercher, rien à développer, rien à améliorer. La spiritualité est invention, ou n’est rien du tout. Le nom que porte l’absence.
Ce que nous nommons Vérité, Amour, Joie, Dieu, Absolu c’est ce que nous cherchons fondamentalement tant que nous sommes identifié à une partie de la forme qui émerge. Les mots ne signifient rien, nous prétendons nous comprendre, mais c’est encore une histoire, un jeu de formes sans aucune signification au milieu des autres jeux de formes. La Vérité, l’Absolu, la Réalité ultime, Dieu, c’est ce qui précisément ne peut être réduit à aucun nom, ce qui excède toute définition, l’inconnaissable, l’indicible. Organiser un système est toujours une forme de célébration de la peur
Je ne peux connaître que des objets.
Je suis l’ultime sujet.
A jamais, le « Je » demeure inconnaissable.
La question que se pose le tantrika pourrait se résuler ainsi : “Qu’ai je intimement envie de célébrer ?”
Affirmer la valeur égale de toute chose, de toute expérience, de toute forme, depuis la perspective de l’Absolu, pourrait apparaître comme une forme de relativisme extrême. Mais il ne s’agit ni d’un ultime avatar du nihilisme, ni d’un renoncement mais bien d’une compréhension de la liberté la plus absolue que constitue la dissipation de toute vélléité de jugement et de volontarisme. La liberté selon le Tantra, ce n’est pas de faire ce que je veux, mais c’est aimer ce qui est. L’Amour et la Liberté sont une seule et même expérience.
Chaque histoire relative à la vie, ou à ce que serait le but de la vie est prétention et nouvelle limitation dont je viens faire l’expérience. Il n’y a que le vécu que j’expérimente ici et maintenant, et le reste est histoire. La libération est dans l’expérience totale et inconditionnelle de ce qui apparait, que ce soit la joie ou la tristesse, la peur ou le courage, l’amour ou la peur.
Il n’y a pas de place pour l’humilité, juste reconnaître mes prétentions.
La libération de la personne c’est de reconnaître avec de plus en plus d’acuité ses limitations.
Les limites apparaissent, si je les perçois, si je les inclus dans l’orbe de la conscience, c’est parce que ce que je suis déjà plus vaste qu’elles. Mon ultime liberté, c’est de reconnaître que ma nature excède toutes les limitations conditionnées. Dès lors Je ne suis plus affecté par aucune limite.
Le monde qui apparaît est une projection à l’extérieur de la manière dont j’imagine et expérimente mon corps. Nous ne voyons jamais le monde, nous voyons nos émotions. Au fur et à mesure, l’attention va progressivement basculer de l’illusion du temps à l’intensité dans laquelle chaque instant semble apparaître.
La beauté et l’intensité de la vie est de questionner sans espérer une réponse. Si j’attends une réponse, je me projette, je ne suis plus présent.
Je trouve la liberté dans l’intensité de ce qui est là, dans la prise de conscience qu’aucune expérience ne possède une valeur supérieure à une autre, lorsqu’elle est considérée depuis le fond non-duel de l’Absolu.
L’univers n’est que manifestation d’amour, il n’y a pas de mal, il n’y a que des limites à l’expansion de chaque germe, radiance d’amour, dans la seule mesure de nos identifications locales. Mais l’existence de ces limites est la condition même de la forme, donc de l’existence du monde. Sans limitation à l’amour, il n’est plus de monde conditionné, plus d’aventure de l’esprit dans la dualité, plus d’exploration de Dieu par lui-même.
Dans la vision du Tantra, à la différence de l’Advaita qui vise invariablement le Non-Être, il s’agit d’aimer autant l’Être que le Non-Être, le Devenir que l’Absolu.
Et il n’est pas d’amour si cet amour ne se manifeste pas face à chaque situation, face à chaque être.
Devant chaque miroir, est ce que je peux prendre un temps pour prendre conscience des jugements, positifs ou négatifs, qui s’interposent entre ma perspective et l’image de l’autre ? Prendre conscience d’un jugement, c’est l’objectiver, c’est donc m’en désidentifier. A contrario, lorsque je ne reconnais pas les jugements à travers lesquels je perçois la réalité, je suis dans le déni et projette cette image sur les objets extérieurs, les parant de qualités et de valeurs que je fantasme comme leur étant immanentes. C’est le mouvement même de la reconnaissance, qui libère : la vision suffit, il n’y a rien à changer, ni à juger, ni à ne pas juger, simplement regarder ce qui apparaît et reconnaître ces formes comme des objets, c’est-à -dire les détacher du sujet témoin, qui s’épure au fur et à mesure que la conscience développe une perception de plus en plus subtile des nuages qui obstruent le ciel.
Lorsque je fais l’expérience de la totale identification à l’Absolu, je contemple toutes les âmes comme des sources secondaires de l’amour divin qui irradient et donnent chacune naissance à un cosmos singulier. L’amour est l’unique mouvement qui anime l’univers manifesté et qui irradie chaque forme depuis la Source via l’infinité indénombrable des âmes secondaires qui opèrent comme des vacuités diffractives. Chaque source secondaire -ou Atman – n’est qu’un espace vide au travers duquel afflue le torrent d’amour qui se développe jusqu’aux limites ce à quoi il s’identifie. Le conditionnement naturel de chaque forme manifestée est de s’identifier à un corps physique donné, et d’en prendre soin. Chaque centre secondaire d’émanation, chaque centre de conscience, ne vise qu’à prendre soin de cette forme à laquelle elle s’identifie. Ce qui apparaît sur le plan conditionné comme des conflits, des oppositions de formes séparées, ne représente sur un plan plus proche de la Source que comme la matérialisation de ces marges d’identification, mais fondamentalement la seule intention de l’univers et de ses sources d’émanation est le désir d’aimer et de prendre soin. L’existence de ces limites identitaires est la condition nécessaire à l’apparition d’un monde de formes différenciées. Sans ces frontières, il n’y aurait tout simplement que néant – une totalité indifférenciée.
L’Absolu n’est pas affecté par les expériences et dynamiques qui touchent les formes du rêve. Et après Prakriti, la nature, le monde de la manifestation, même la pure conscience, Purusha, apparaît comme un phénomène éphémère voué à se résorber au sein de l’Absolu.
Ce qui reste c’est l’absence totale d’identification.
Et même le « Je suis » finit par se dissoudre dans l’océan du Non-Être.
YMLH